Il y a quelque chose d’ironique et d’horrible à la fois dans cette idée que le premier manquement clair au caractère volontaire de l’euthanasie légale – celui-là même qui stipule que toute euthanasie est le résultat d’un choix compétent et capable – doive être fait par le biais de la psychiatrie. La raison en est que nous sommes habitués à faire confiance à la psychiatrie en ce qui a trait à la défense et à l’arbitrage du choix lui-même. Ce sont les psychiatres qui possèdent l’expertise spécifique pour étudier l’opération volontaire de la volonté: capable, compétente et libre.
Dans un contexte clinique, l’observation de l’attitude du patient en ce qui attrait à l’instinct de survie constitue une pierre angulaire pour déterminer sa capacité de prendre des décisions. Bien que nous louions l’oubli de soi quand vient le temps de protéger les autres, la volonté d’autodestruction présente dans les pensées suicidaires a jusqu’ici été comprise comme un signe d’incapacité et d’incompétence. Alors comment peut-on demander aujourd’hui aux psychiatres d’évaluer un désir « rationnel » pour le suicide? Affirmer, dans un contexte de soins de santé, que n’importe quelle forme d’autodestruction peut être un acte rationnel, normal et compétent, au lieu d’une manifestation évidente d’une quelconque pathologie présumée, c’est donner le coup de grâce à la science, à la pratique et à l’éthique psychiatriques.
Dans d’autres secteurs de la science médicale, on nous a récemment demandé d’accepter de considérer comme mystère subjectif la volonté de se suicider: la majorité des gens souhaite survivre, quelques-uns non, alors on nous dit simplement que le choix personnel de chacun doit être respecté. Cependant, c’est justement en psychiatrie qu’on voudrait comprendre pourquoi ces choix sont différents d’une personne à l’autre. Nous aimerions faire la distinction entre un choix sain et normal, et son cousin pathologique. Et pourtant, de nouveaux changements en matière de valeurs et de politiques sociales nous obligent actuellement à contenir notre étude. On nous demande d’accepter simplement que les choix suicidaires sont rationnels, et peut-être même d’envisager la terrifiante possibilité d’une inversion complète des valeurs.
Un temps d’arrêt nous révélera que ce changement sismique, imposé à la psychiatrie dans certaines juridictions, risque d’avoir des conséquences catastrophiques pour la mise en œuvre de l’euthanasie dans l’ensemble du paysage médical. Car si le suicide devient bénin et normal – et non plus psychopathologique, mais une sagesse rationnelle – il ne sera désormais plus nécessaire pour les patients ayant des pensées suicidaires en fin de vie de justifier leur désir de mourir. On en sera plutôt rendu, pour ces gens qui sont dans la même situation, à justifier pourquoi ils persistent obstinément dans leur désir de vivre. À court terme, cette logique s’appliquera aussi aux patients en phase non-terminale, atteints d’une maladie chronique ou vivant avec un handicap.
Laissons de côté, pour un moment, ces macro-effets cruciaux découlant d’une acceptation de l’euthanasie psychiatrique. Considérons un peu les défis posés par l’évaluation de l’éligibilité du patient — défis inhérents au domaine même de la psychiatrie:
Premièrement, il n’y a pas de points de repères références physiques ou biologiques qui offrent un autre domaine de validation pour l’évaluation des troubles mentaux, lesquels sont fondamentalement évalués phénoménologiquement. Par exemple, aucun test sanguin ou aucune image cérébrale ne peut diagnostiquer de manière concluante la majorité de ces troubles. Le fait que l’on cherche à établir un diagnostic en se fondant sur l’historique du patient rend l’évaluation très vulnérable aux possibles mensonges du patient (une situation qui s’est maintes fois répétée en Belgique parmi les patients en cours d’évaluation pour une euthanasie psychiatrique). Pour cette raison, entre autres, la fiabilité des diagnostics en psychiatrie varie entre 66% et 76%. Pourtant, même lorsqu’on s’accorde sur le diagnostic, des études ont montré que les pronostics envisagés pour des maladies psychiatriques bien diagnostiquée sont encore moins fiables que les diagnostics eux-mêmes. En un mot: tout cela semble peu convaincant pour justifier l’administration d’une médication létale.
Cependant, l’élément subjectif inhérent au rôle du psychiatre en tant que gardien se trouve compliqué par de subtiles questions de contre-transfert (des forces qui entrent en jeu non seulement en psychiatrie, mais aussi dans toute relation liée à un traitement à long terme). Au Pays-Bas, 73% des euthanasies ont été administrées par le psychiatre du patient: le même médecin qui tentait auparavant d’empêcher son patient de se suicider finit par lui administrer ce suicide. Cette situation maximise sans aucun doute la vulnérabilité à la subjectivité, au contre-transfert, à l’identification projective, à la collusion et aux abus, tout spécialement si l’on considère la tendance humaine naturelle de se départir d’un cas particulièrement contrariant, tout en célébrant un « traitement » réussi et approprié, celui de l’euthanasie.
De plus, une fois établi un premier diagnostic, il existe souvent plusieurs traitements pour un même trouble, traitements qui peuvent ou non être efficaces (et qui peuvent ou non avoir été testés), ce qui rend le verdict « d’incurabilité » d’autant plus incertain. En fait, 38% des gens euthanasiés aux Pays-Bas n’avaient reçu aucun des traitements psychiatriques les plus robustes, comme une électroconvulsivothérapie par exemple, et aussi peu que 20% n’avaient jamais été hospitalisés. Il existe même des statistiques en attente de publication qui démontrent qu’un nombre significatif de patients atteints de troubles de la personnalité ont été évalués ‘incurables” bien qu’ils n’aient jamais reçu de psychothérapie.
Finalement, comme c’est le cas dans d’autres domaines de la médecine, les personnes qui font une demande d’euthanasie ne sont pas habituellement les plus malades, et leur principal motif n’est pas la souffrance physique: 66% d’entre elles affirment qu’elles sont surtout inquiètes de l’isolement social, un problème endémique parmi les personnes atteintes de troubles mentaux chroniques.
Sans surprise, ces facteurs ont eu pour résultat pratique l’euthanasie d’une variété de personnes, y compris des gens souffrant d’alcoolisme et de choc post-traumatique. Mais plus perturbant encore, en ce qui touche le devoir plus spécifique de la psychiatrie d’élucider des questions de compétence, nous trouvons aussi parmi les patients euthanasiés certains atteints de troubles psychotiques et d’autres souffrant d’anorexie (les idées suicidaires et le refus de traitement étant ici des symptômes communs de la maladie). En fait, on ne prétend même plus faire de la médecine sérieuse en Belgique et aux Pays-Bas, alors que la normalisation de l’euthanasie s’accélère pour les personnes qui sont simplement « fatiguées de vivre », jugeant leur « vie accomplie ».
Avec l’imposition de l’euthanasie dans la pratique médicale au Canada et ailleurs, la logique interne de la médecine – en tant que science de la guérison et de la santé fondée sur une communauté de valeurs vieille de 2500 ans – a été ignorée et piétinée. Et c’est dans le domaine de la psychiatrie que ce vandalisme agressif est encore plus évident. Prévenir le suicide est un des buts principaux des soins psychiatriques, c’est un ethos fondamental. Comment peut-on maintenant demander aux psychiatres d’approuver et de promouvoir le suicide? Si l’objectif de la psychiatrie clinique n’est pas de produire une relation plus satisfaisante à l’expérience de vivre (relation qui se reflète dans la force du désir de vivre d’un individu) et de l’aider à trouver le chemin d’un avenir meilleur, alors à quoi cela sert-elle?
En Union soviétique, les dissidents politiques ont souvent été traités comme des patients psychiatriques, au motif que leur incapacité à comprendre la vérité de la doctrine soviétique traduisait leur « irrationalité ». Dès que l’on subordonne le diagnostic psychiatrique à l’idéologie, tout est possible. Le destin d’une multitude de personnes devient aussi incertain que leur état mental « officiel ». Dans le cas présent, l’affaiblissement des concepts de capacité et de compétence qui résulte de l’euthanasie de patients atteints de troubles mentaux – à savoir la confusion entourant les concepts de normalité et de rationalité – place les personnes ayant des troubles cognitifs et autres invalidités à plus haut risque. Leurs morts peuvent désormais être attendues, planifiées et subtilement encouragées dans un nouveau climat d’anticipation suicidaire, climat dans lequel on prend pour acquis qu’ils choisiraient rationnellement de mourir s’ils étaient compétents, c’est-à-dire s’ils comprenaient pleinement leur pitoyable condition.
Tout ceci découle d’un désir idéologique extrême, non seulement de permettre le suicide, ou même de le reconnaître comme un droit, mais aussi de prétendre qu’il est objectivement un grand avantage! Lorsque la théorie et l’éthique médicales sont contraintes par l’idéologie, la perversion de la médecine devient inévitable dans la pratique. Et comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises : peu importe les forces sociales à l’œuvre pour valider la légitimité du choix suicidaire subjectif, la médecine en tant qu’entreprise scientifique indépendante ne doit pas être contaminée par cet agenda. Les visées de la science médicale sont fondamentalement distinctes des modèles philosophiques et politique; elle marche résolument à son propre rythme.
Comme l’a écrit un sage: « Ceux qui peuvent nous faire croire des absurdités peuvent nous faire commettre des atrocités. »
Rendons l’euthanasie inimaginable.
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Un remerciement tout spécial au Dr. Mark Komrad pour sa collaboration.
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Sincèrement,
Catherine Ferrier
Présidente