10 août 2021
Le Collectif des médecins contre l’euthanasie participe depuis 2012 au débat sur ce qu’on appelle dorénavant « Aide Médicale à Mourir » (AMM) ; de nombreux membres du Collectif y participaient bien avant cette date. Le collectif regroupe plus de 1100 médecins membres[i] qui ont signé notre manifeste[ii] sur les soins de fin de vie optimaux sans euthanasie. Bien que nous nous opposions à toute forme d’euthanasie pour des raisons médicales et philosophiques, nous comprenons que le mandat de la présente commission n’est pas de rouvrir le débat qui a eu lieu avant l’adoption de la Loi concernant les soins de fin de vie, mais plutôt d’examiner la pertinence d’étendre l’AMM à de nouveaux groupes de Québécois.
Nous avons éprouvé une immense déception lors du jugement rendu dans le cas Gladu-Truchon en 2019 et après le refus du Québec et du gouvernement fédéral de défendre leurs propres lois en faisant appel de ce jugement, qui ouvre la porte à l’AMM pour les personnes ayant encore des années ou des décennies à vivre. Toutefois nous ne nous attendions pas, moins de deux ans plus tard, à devoir nous battre pour la vie de citoyens aussi marginalisés que ceux atteints de troubles mentaux ou neurocognitifs. Ce développement ne nous surprend pas tout à fait : sans aucun doute beaucoup de personnes ayant fait pression, il y a quelques années, en faveur de la légalisation de l’AMM dans des cas extrêmes en toute fin de vie avaient la ferme intention de militer ensuite, petits pas par petits pas, pour l’euthanasie sur demande en toutes circonstances. Elles ont presque atteint leur but.
Personne ne participe à ce débat sans position préalable (pour ou contre) et sans « biais » vis-à-vis de l’AMM. Ou bien on considère qu’elle est tellement avantageuse pour ceux qui la choisissent qu’il faut accepter le risque de mort prématurée des autres personnes, ou bien on considère que toute mort délibérément provoquée est un mal à éviter. Ceux qui prétendent être neutres sur ce point se trompent eux-mêmes et trompent les autres.
Certains pourraient penser que les vues de notre collectif ne sont pas pertinentes dans le débat actuel en raison de notre opposition à l’AMM en toute circonstance. Toutefois exclure notre contribution pour cette raison devrait logiquement entraîner l’exclusion de tous ceux qui se situent à l’autre extrémité du spectre des opinions.
En 2018, à la demande du gouvernement fédéral, le Conseil des académies canadiennes a fait une étude[iii] (de loin la plus rigoureuse et la plus approfondie) sur la question de savoir si l’AMM devrait être une option pour les personnes souffrant uniquement de maladie mentale, et sur la même question pour les personnes inaptes ayant fait une demande anticipée d’AMM avant de devenir inaptes. Les groupes de travail qui se sont penchés sur ces questions étaient formés d’universitaires issus de domaines d’expertise variés et ayant un large éventail d’opinions sur l’AMM. Les deux groupes de travail ont produit des textes de plus de 200 pages résumant les données probantes disponibles et chacun s’est abstenu de faire des recommandations, en mentionnant le manque de preuves suffisantes que la permission d’offrir l’AMM dans ces cas-là ne présente pas de dangers pour les individus et la société.
Parmi les groupes plaidant contre l’adoption du projet de loi fédéral C-7 (supprimant le critère de fin de vie dans la loi sur l’AMM), les plus véhéments étaient ceux qui représentent les personnes handicapées. Ces groupes rejettent, à juste titre, l’offre du suicide assisté spécifiquement pour les personnes handicapées, au lieu de services de prévention du suicide. Le gouvernement canadien a ignoré une lettre ouverte[iv] signée par 129 organisations de la communauté des droits des personnes handicapées et par leurs alliées. Les groupes de personnes handicapées sont allés jusqu’à organiser une « obstruction » en ligne continue[v] (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) au cours de la dernière semaine de débat sur le projet de loi, mais en vain.
Une opposition vigoureuse au projet de loi C-7 est également venue des dirigeants autochtones, qui ont évoqué l’épidémie de suicide chez leurs jeunes gens et le racisme anti-autochtone dans le système de santé, des réalités qui mettraient leurs peuples en danger grave si l’AMM était autorisée pour les personnes souffrant uniquement de maladie mentale.[vi]
L’AMM pour les personnes dont la seule condition médicale est une maladie mentale était spécifiquement exclue par le projet de loi C-7 jusqu’en février 2021, lorsqu’un amendement du Sénat qui l’incluait a été accepté par la Chambre des communes sans qu’elle étudie la question ou entende de témoins sur ce sujet. Avant février 2021, l’étude portait sur un projet de loi qui excluait explicitement la maladie mentale comme critère unique donnant accès à l’AMM. Le rôle du Sénat (qui n’est pas élu) ne consiste pas à ajouter des éléments radicaux aux projets de loi du gouvernement, mais à examiner ces projets de loi, à les rendre plus précis, et si nécessaire, à les renvoyer à la Chambre des communes.
L’Association canadienne pour la santé mentale et le Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH) sont tous deux opposés à l’AMM pour cause de maladie mentale.[vii] [viii] En 2020 un comité de l’Association des psychiatres du Canada (APC) a adopté une position neutre sur l’AMM pour cause de maladie mentale, sans consulter ses membres, bien qu’un sondage de 2016 ait révélé que 75 pour cent des membres de l’APC y étaient opposés.
Le rapport[ix] de l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ), dont on a beaucoup parlé, a aussi été rédigé par un petit comité. Il cite une enquête à laquelle seulement 263 (20 %) des 1 300 psychiatres ont répondu ; 36 % d’entre eux s’opposent, en toute circonstance, à l’AMM pour cause de maladie mentale. Une majorité d’entre eux ont déclaré qu’il faudrait au moins cinq ans de traitement actif avant de pouvoir conclure que d’autres traitements ne produiraient pas de bénéfices supplémentaires ; 42 % ont déclaré qu’il faudrait au moins dix ans. Le mandat donné au comité de l’AMPQ par le Collège des médecins du Québec (CMQ) et la Commission sur les soins de fin de vie (CSFV) était de déterminer « les circonstances dans lesquelles une personne dont la seule condition médicale sous-jacente est un trouble mental pourrait avoir accès à l’AMM », éludant la question de savoir si l’AMM est un « traitement » approprié pour la maladie mentale. Le rapport affirme que l’AMPQ ne promeut pas l’AMM pour les patients souffrant de maladies mentales, mais aussi que l’AMM ne devrait pas être exclue pour les patients dont la seule condition médicale sous-jacente est un trouble mental : ces deux affirmations entraînent une grande confusion.
L’introduction de l’AMM par directive anticipée pour les personnes souffrant de troubles neurocognitifs (démence, par exemple) a été fermement rejetée par trois éminents gériatres dans une lettre au journal Le Devoir[x], lettre signée par 200 autres professionnels de la santé travaillant avec des personnes âgées.
AMM pour cause de maladie mentale
Depuis des siècles, la société et la médecine, en particulier la psychiatrie, investissent du temps et beaucoup d’efforts et de ressources afin d’empêcher les gens de s’enlever la vie. Ces efforts sont essentiels puisque la vie de chaque citoyen est précieuse et que pratiquement toutes les tentatives de suicide sont dues à une perte passagère d’espoir, souvent causée par une maladie mentale. Au Canada, sur l’ensemble des personnes qui font une tentative de suicide chaque année, seulement 23 % font une nouvelle tentative et seulement 7 % réussissent à se suicider.[xi] Pourquoi les médecins devraient-ils aider des patients suicidaires à se donner la mort, avec un taux de réussite de 100 % ?
On dit que les docteurs peuvent faire la différence, dans le cas d’un patient psychiatrique, entre une requête d’AMM rationnelle et un désir de suicide. Cette opinion ne s’appuie sur aucune donnée probante et de telles données n’existent probablement pas. Le groupe de travail du Conseil des académies canadiennes mentionné ci-dessus a conclu qu’il était impossible de faire la différence entre requête rationnelle d’AMM et désir de suicide. L’Association canadienne pour la prévention du suicide a fait la déclaration suivante : « … le risque de chevauchement [entre AMM et ce que nous appelons traditionnellement suicide] augmente brusquement pour ceux qui recherchent une AMM pour des affections chroniques ne mettant pas leur vie en danger et, en particulier, pour des troubles mentaux ».[xii]
Le docteur John Maher, un psychiatre expert de la maladie mentale grave et persistante, écrit[xiii] : « Le gouvernement canadien définit le suicide de manière simple et claire comme l’acte délibéré de mettre fin à sa propre vie. L’AMM est un suicide […]. Ceux qui prétendent qu’un suicide est un acte impulsif et violent, alors que l’AMM est bien planifiée, paisible et digne, redéfinissent ce qu’est le suicide de façon arbitraire. La manipulation sociale commence toujours par la manipulation linguistique. Le suicide consiste à prendre les moyens de provoquer sa propre mort, quels que soient ces moyens. Soixante-quinze pour cent des personnes qui se suicident ont planifié leur suicide, et beaucoup de suicides sont réalisés avec soin et en prenant l’impact sur les premiers intervenants et les autres personnes en ligne de compte. Il est faux de caractériser tous les suicides comme étant contraints, impulsifs et violents : cette opinion ne fait que perpétuer les stéréotypes des médias.
Il est évident que le suicide cause une souffrance aigüe aux proches. Cette souffrance n’est pas diminuée par la mise en scène d’une « aide médicale à mourir », avec tout le confort de la médecine moderne et les deux parties qui font semblant de s’exonérer mutuellement. En réalité l’AMM peut attiser la blessure, à cause de la trahison de la profession médicale et de l’état. »
La simple possibilité de recourir à l’AMM peut entraver le processus de guérison. Elle revient à considérer le suicide comme un traitement médical acceptable. Les psychiatres entendent déjà des patients demander pourquoi ils devraient essayer de guérir alors qu’ils auront bientôt accès à l’AMM pour leur maladie.
Pendant le débat sur le projet de loi C-7, ses promoteurs affirmèrent que l’AMM pour cause de maladie mentale serait permise seulement pour les patients souffrant d’une maladie « irrémédiable », tel que requis par la loi canadienne. La loi québécoise sur les soins de fin de vie requiert que la maladie soit « incurable » et que le patient soit dans un état de « déclin avancé et irréversible de ses capacités » et éprouve « des souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables ».[xiv] Les termes irrémédiable, incurable et insupportable ne veulent pas nécessairement dire la même chose, ce qui entraîne beaucoup de confusion dans les articles où ces sujets sont traités. Une maladie incurable comme le diabète, la maladie pulmonaire chronique ou même la schizophrénie peut devenir, grâce à un traitement adéquat, une maladie « supportable » et n’est donc pas irrémédiable.
Une analyse documentaire (de portée) des articles sur la souffrance psychiatrique irrémédiable dans le contexte de l’AMM, publiée dans le Canadian Journal of Psychiatry en 2020,[xv] trouva seulement 5 études empiriques ayant examiné au total les cas de 310 patients ayant demandé l’AMM. Aucune de ces études n’a considéré l’impact des soins psychiatriques et deux d’entre elles incluaient des indications que des patients refusaient des traitements qui auraient pu être efficaces et choisissaient l’AMM.[xvi] Au moins une des études utilisait seulement des antidépresseurs de faible intensité pour patients ambulatoires, sans aucun recours à des traitements additionnels pour dépression réfractaire. Il n’a pas de preuve (dans un sens ou dans l’autre) que la maladie mentale puisse être véritablement sans remède.[xvii]
Si nous considérons maintenant l’individu malade (au lieu des données présentées dans les études), nous ne pouvons pas dire que la maladie suscitant un désir de mort est irrémédiable ou insupportable (sans espoir de soulagement) si toutes les autres options n’ont pas été essayées. Celles-ci peuvent inclure une psychothérapie spécialisée, une référence à des psychiatres surspécialisés, l’hospitalisation, la luminothérapie, l’électroconvulsivothérapie (ECT), la stimulation magnétique transcrânienne (TMS), la kétamine et d’autres thérapies émergentes. Toutes ces interventions ne sont pas remboursées par le système de santé public et certaines sont très chères. Les délais d’attente, même pour une évaluation et un traitement psychiatrique standard, peuvent atteindre plusieurs années. La psychothérapie dans le système de santé public du Québec est de qualité variable et est limitée à dix séances. Les psychothérapeutes privés demandent jusqu’à 200 dollars de l’heure. Un psychiatre ou un psychothérapeute inexpérimenté peut facilement intérioriser le désespoir du patient et conclure prématurément que la maladie est irrémédiable et le désir de mort rationnel.
Ceci nous amène à l’épineuse question de l’accès aux ressources en santé mentale. Personne ne peut contester la situation tragique des Québécois qui ont besoin de soins de santé mentale inexistants ; ou de soins qui leur sont inaccessibles parce que les fonds publics ne les paient pas et que leur maladie les rend incapables de travailler de façon constante et efficace ; ou parce qu’ils devraient se rendre dans une autre région pour les recevoir ; ou parce que les soins ne seront disponibles que dans quelques années, après de multiples tentatives de suicide et après que leur vie familiale et professionnelle aura été irrémédiablement endommagée par la maladie.
Lorsque l’AMM a été légalisée pour des patients en fin de vie, les politiciens ont promis un accès universel aux soins palliatifs, une promesse qu’ils n’ont pas tenue. Nous entendons maintenant des promesses vibrantes d’amélioration des soins en santé mentale, avec une porte de sortie rapide par AMM pour ceux qui n’en auront toujours pas. Offrir la mort aux personnes souffrantes parce que la société ne peut ou veut pas leur garantir une vie décente et digne revient à abdiquer nos responsabilités envers ces personnes.
On nous dit que refuser l’AMM aux personnes souffrant de maladie mentale est discriminatoire. C’est tout le contraire : la pire discrimination possible est de la leur offrir sans offrir à ces personnes des traitements adéquats et un soutien social.
Nous considérons comme très imprudente la légalisation prochaine de l’AMM pour cause de troubles mentaux (attendue le 17 mars 2023, conformément au projet de loi C-7), en particulier parce qu’elle résulte d’un amendement du Sénat accepté par le gouvernement sans étude ni consultation. Nous demandons au Gouvernement du Québec de manifester plus de prudence que le Gouvernement du Canada dans ce sujet délicat.
Puisque l’AMM sera permise dans deux ans pour les troubles mentaux dans tout le Canada, nous recommandons
- d’augmenter rapidement la recherche et la formation professionnelle en santé mentale, ainsi que les services cliniques pour les personnes souffrant de troubles mentaux,
- de considérer toutes les demandes d’AMM pour cause de troubles mentaux comme des manifestations de distorsion cognitive et de tendances suicidaires causées par la maladie,
- d’interdire à tout professionnel de la santé de proposer l’AMM à une personne souffrant de maladie mentale,
- d’exiger que tous les traitements disponibles pour la maladie ont bien été essayés, incluant les nouveaux traitements et ceux qui ne sont pas disponibles dans la région du patient, avant d’offrir l’AMM à une population donnée,
- d’exiger que des traitements actifs adéquats soient fournis pendant au moins 10 années avant que l’AMM ne soit autorisée, et
- de créer un comité d’experts pour examiner avant la mort, et non après, toute demande d’AMM pour cause de maladie mentale, et d’exiger que le comité entende des experts ayant évalué le patient, porté un diagnostic, évalué la pertinence des traitements déjà reçus et l’efficacité potentielle des traitements futurs, et évalué les effets de la maladie sur l’aptitude du patient à prendre des décisions.
L’AMM par directive anticipée pour les personnes inaptes à consentir
Personne ne désire être vieux mais chacun de nous connaîtra la vieillesse, à moins de mourir jeune. Personne ne veut perdre son autonomie mais la plupart d’entre nous perdront au moins une partie de celle-ci, de façons diverses dépendant de la maladie ou condition entraînant notre mort.
Personne ne veut souffrir de démence mais certains d’entre nous auront cette maladie. La prévention de la démence requiert l’acquisition de bonnes habitudes devant durer toute la vie et n’est pas toujours couronnée de succès. Les traitements de la démence que nous connaissons aujourd’hui n’ont d’effet que sur les symptômes et ne peuvent modifier le cours de la maladie.
Dans notre société, la peur de la vieillesse et de la dépendance poussent beaucoup de personnes à imaginer une autre manière d’éviter la démence : « qu’on me tue si ça m’arrive ! ». Toutefois, comme une personne démente peut être devenue inapte à ce moment-là, la peur pousse ces personnes à dire : « Je signe maintenant et vous pourrez me tuer plus tard ». Les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air…
Comme le document de consultation de la commission l’affirme, l’aptitude à consentir aux soins est l’une des balises fondamentales de la Loi concernant les soins de fin de vie.[xviii] En effet, en éthique occidentale contemporaine, il y a consensus sur l’obligation d’obtenir le consentement libre et éclairé du patient avant tout examen ou traitement médical : un traitement sans consentement est une voie de fait.[xix]
Pour que le consentement soit valide, le consentement doit être libre, le patient doit posséder l’aptitude à consentir et le patient doit avoir été informé correctement.[xx] Le consentement est éclairé lorsque le patient a reçu et comprend les informations détaillées sur son diagnostic, incluant les doutes à propos de celui-ci et d’autres diagnostics possibles, la nature des investigations ou traitements proposés, les chances de réussite, les autres traitements disponibles et leurs risques, et les conséquences potentielles d’une absence de traitement.[xxi] Aucune de ces informations ne peut être fournie à l’avance pour une maladie future inconnue.
Nous utilisons les directives anticipées pour éviter les interventions technologiques qui peuvent être lourdes et inefficaces et pour lesquelles une décision doit être prise rapidement. Au Québec les directives médicales anticipées permettent d’accepter ou de refuser la réanimation cardio-pulmonaire, la respiration artificielle, la dialyse, et l’alimentation et l’hydratation forcées ou artificielles.[xxii] Ces directives ne permettent pas au patient d’exiger un traitement particulier.[xxiii] C’est avec sagesse que le législateur n’a pas étendu la portée de ces directives, étant donné les graves difficultés qui s’ensuivraient pour le concept de « consentement éclairé ».
Toutefois la loi n’exige pas une discussion complète du diagnostic et des risques et fardeaux potentiels, ou une vérification de l’aptitude du patient à prendre une décision et l’absence de coercition avant la signature d’une directive anticipée. Le formulaire de directive anticipée peut être téléchargé de l’internet et signé en présence de deux témoins ou d’un notaire.[xxiv] Il est impossible d’avoir la discussion dont nous venons de parler, puisque l’avenir n’est pas connu. Ceci devrait nous préoccuper grandement, même en ce qui concerne les directives de refuser des traitements.
Malgré leurs limites, les directives de refuser certains traitements ne ressemblent pas du tout aux directives exigeant l’AMM, dans la mesure où elles manifestent le désir d’être laissé en paix et non le désir qu’une intervention mette fin à notre vie. Dans le monde aucune juridiction n’oblige les médecins à respecter une directive anticipée ordonnant une intervention médicale, et surtout pas une intervention mettant fin à une vie humaine.
Dans le cas de troubles cognitifs, la directive anticipée enlève au patient le droit de changer d’avis. Elle oblige le médecin à causer la mort de quelqu’un qui ne la demande pas, comme le montre le cas récent, aux Pays-Bas, d’une femme qui a été mise sous sédation, maîtrisée et euthanasiée contre son gré parce qu’elle avait signé une telle directive.[xxv] La personne inapte est liée par une telle directive à cause d’une décision prise autrefois, bien qu’elle soit encore consciente et capable d’interagir et de profiter de la vie ; elle peut avoir une perspective et des désirs très différents de ceux qu’elle avait exprimés lorsqu’elle était apte. Souvent la qualité de vie des personnes démentes, telle qu’évaluée par elles-mêmes, est supérieure à celle que leur attribue leurs soignants.[xxvi] [xxvii] [xxviii] Il n’y a pas de raison de refuser de respecter les désirs d’une personne inapte, pourvu qu’ils ne lui causent pas de tort.[xxix]
Aux Pays-Bas l’euthanasie par directive anticipée est autorisée mais demeure controversée et est rarement pratiquée, surtout à cause de la difficulté de déterminer les souhaits courants du patient.[xxx] En 2017 un groupe de médecins néerlandais s’est élevé contre cette pratique en écrivant : « Notre réticence morale à mettre fin à la vie d’une personne sans défense est trop grande ». Leur texte fut signé par certains médecins spécialisés en euthanasie.[xxxi]
Le risque de maltraitance des aînés est omniprésent.[xxxii] Même les personnes âgées sans aucun déficit cognitif dépendent souvent des jeunes générations, sur le plan émotif et par besoin d’aide pour maintenir leur autonomie et s’orienter dans un monde qui n’est plus tout à fait le leur. Les premiers troubles cognitifs, qui passent souvent inaperçus, augmentent cette dépendance et ce déséquilibre de pouvoir. Même les familles avec de très bonnes intentions peuvent donner à la personne âgée l’impression que ses soins constituent un fardeau pour elles. Quand les proches aidants ont un comportement abusif, le déséquilibre des forces peut entraîner une personne âgée à signer des document légaux (comme un testament ou un mandat de protection) en faveur de la personne abusive.[xxxiii] [xxxiv] Il coûte cher de fournir des soins à une personne âgée dans une résidence ou à domicile : le coût des soins peut faire fondre l’héritage attendu par la prochaine génération. Des directives anticipées autorisant l’AMM constitueraient un outil nouveau et radical pour des héritiers avides.[xxxv]
Il faut aussi considérer le point de vue de l’état et du système de santé. Le financement des soins en résidence et à domicile dépend de beaucoup de facteurs politiques et budgétaires ayant peu à voir avec les besoins des personnes concernées. Par exemple, le sous-financement des résidences pour aînés (RPA ou CHSLD), qui a commencé bien avant la pandémie actuelle, est l’une des raisons pour lesquelles la pandémie a eu un effet particulièrement grave sur les personnes âgées vivant dans de telles résidences.
Les professionnels de la santé qui soignent les personnes démentes souffrent aussi d’anxiété, spécialement lorsqu’il n’y a pas assez de personnel. Si un patient est difficile, ils peuvent blâmer le patient au lieu de réfléchir sur la nature de la maladie et d’essayer de comprendre ses motivations.
Ces considérations seraient forcément des facteurs lors d’une décision d’implanter une directive anticipée d’AMM, soit par des familles en plein désarroi, soit par des professionnels de la santé qui projettent leur souffrance sur le patient, soit par des administrateurs du système de santé ayant besoin de lits.
L’affirmation que le choix de la mort par AMM d’une personne démente peut être un choix autonome, grâce au consentement écrit avant qu’elle devienne inapte, est fondée sur des principes philosophiques et éthiques erronés.
Notre recommandation sur la question de l’AMM par directive anticipée pour les personnes inaptes est simple : cette sorte d’AMM doit être rejetée.
Sur la stigmatisation et la solidarité
Malgré l’accent mis sur l’autonomie comme motivation de la campagne pour l’AMM, dans les deux cas de la maladie mentale et de la démence, les opinions sont souvent influencées par la révulsion qu’inspire la condition de ces groupes marginalisés : « Je ne veux pas être comme eux », se disent beaucoup de gens.
La dignité, qui est une qualité intrinsèque de chaque être humain, se réduit à une apparence agréable, à un bon fonctionnement au sein de la société et à l’autonomie dans les soins personnels. Une personne qui ne peut pas travailler et dont on doit s’occuper devient un citoyen de seconde classe, qui inspire la pitié et qu’on évite.
« La valeur intrinsèque d’un bambin qui est incontinent, qui a besoin d’aide pour s’alimenter, se vêtir et se laver n’est jamais contestée par ses parents. Cet enfant est digne de considération et de soins, même s’il n’a pas encore acquis la bienséance. Qu’en est-il de ceux qui vivent toute leur vie avec un handicap mental ou physique qui limite leur accès à ce dernier type de dignité ? Ces gens devraient-ils être euthanasiés ? »[xxxvi]
Les aînés souffrant de troubles neurocognitifs et les personnes de tous âges souffrant de troubles mentaux sont constamment aux prises avec des préjugés capacitistes dans le système de santé. On parle d’eux en termes péjoratifs, on les blâme parce qu’ils occupent des lits à l’urgence et à l’étage des hôpitaux, on leur donne leur congé de façon prématurée, ce qui résulte en d’autres séjours à l’hôpital. L’enthousiasme pour l’AMM est le résultat naturel de cette discrimination envers nos patients. Pourquoi faire partie d’un groupe aussi marginalisé et ignoré ? Je serais bien mieux morte…
Nous ne savons pas quand ce sera notre tour de faire partie de ces groupes-là et de vouloir être traités avec respect. En fin de compte nous sommes tous vulnérables, même ceux qui sont forts et en santé maintenant. Nous l’avons constaté pendant la pandémie de COVID-19, où des jeunes gens en bonne santé sont tombés malades et sont même morts de cette maladie. Au lieu de rejeter la vulnérabilité qui est notre partage, nous devons l’accepter comme faisant partie de la condition humaine : elle est incontournable et belle, puisqu’elle nous rend dépendants les uns des autres et crée des liens entre nous. L’autonomie radicale est un mythe.
Nous devons bâtir la solidarité. Nous avons besoin d’un soutien adéquat de l’état pour les soins de santé mentale. Nous avons besoin, pour nos aînés, de soins à domicile et en résidence qui soient financés par l’état, mais nous devons aussi construire une société dans laquelle les familles et les amis des malades leur tendent la main et les soutiennent.
Ce type de solidarité existe. Nous, les médecins, la voyons tous les jours se manifester dans les actions des parents et des amis de nos patients. Nous la voyons dans les nombreuses personnes du système de santé qui font plus que leur devoir pour leurs patients. Nous la voyons dans les organismes sans but lucratif fournissant de l’accompagnement et toutes sortes de soutien aux personnes seules malades ou âgées. Naturellement il en faudra toujours plus. Voilà la solution au désarroi que nous ressentons lorsque nous voyons des personnes souffrir. Un supplément de
[i] https://collectifmedecins.org/le-manifeste/signataires/
[ii] https://collectifmedecins.org/le-manifeste/
[iii] https://www.rapports-cac.ca/reports/aide-medicale-a-mourir/
[iv] http://www.vps-npv.ca/stopc7
[v] https://disabilityfilibuster.ca/
[vi] https://lactualite.com/actualites/aide-medicale-a-mourir-un-autochtone-reclame-de-meilleurs-soins-dabord/
[vii] https://cmha.ca/news/statement-on-medical-assistance-in-dying-maid
[viii] https://www.camh.ca/-/media/files/pdfs—public-policy-submissions/camh-just-committee-presentation-bill-c7-nov-2020-pdf.pdf
[ix] https://ampq.org/wp-content/uploads/2020/12/ampqdocreflexionammfinal.pdf
[x] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/595951/notre-inquietude-face-a-l-aide-medicale-a-mourir
[xi] http://maid2mad.ca/wp-content/uploads/2021/03/MAID-and-Niagara-Falls.pdf
[xii] https://suicideprevention.ca/Statement-on-MAID?locale=fr_ca
[xiii] https://collectifmedecins.org/laide-medicale-a-mourir-pour-cause-de-maladie-mentale-des-mythes-et-des-faits/
[xiv] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/S-32.0001
[xv] an Veen S, Ruissen A, Widdershoven G. Irremediable psychiatric suffering in the context of physician assisted death: a scoping review of arguments in the literature. Can J Psych. 2020;65(9):593-603. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0706743720923072?url_ver=Z39.88-2003&rfr_id=ori:rid:crossref.org&rfr_dat=cr_pub%20%200pubmed
[xvi] Sinyor M and Scaffer A. The Lack of Adequate Scientific Evidence Regarding Physician-assisted Death for People with Psychiatric Disorders Is a Danger to Patients. Van J Psych 2020: 0, Vol. 65(9): 607-609. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0706743720928658
[xvii] Ibid
[xviii] http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/CSSFV/consultations/consultation-619-20210625.html
[xix] https://www.cmpa-acpm.ca/fr/advice-publications/handbooks/consent-a-guide-for-canadian-physicians
[xx] https://www.cmpa-acpm.ca/serve/docs/ela/goodpracticesguide/pages/communication/Informed_Consent/three_key_elements-f.html
[xxi] Ibid
[xxii] https://educaloi.qc.ca/capsules/directives-medicales-anticipees/
[xxiii] Ibid
[xxiv] Ibid
[xxv] Miller DG, Dresser R and Kim SYH. Advance euthanasia directives: a controversial case and its ethical implications. J Med Ethics 2019; 45:84-89. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29502099/
[xxvi] Zucchella C et al, Quality of life in Alzheimer disease: a comparison of patients’ and caregivers’ points of view. Alzheimer Dis Assoc Disord. 2015 Jan-Mar;29 (1):50-4
[xxvii] Dixit D et al, Quality of Life Assessments in Individuals With Young-Onset Dementia and Their Caregivers. Journal of Geriatric Psychiatry and Neurology. Published online July 9, 2020. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0891988720933348
[xxviii] Dewitte L et al, Cognitive functioning and quality of life: Diverging views of older adults with Alzheimer and professional care staff. International journal of geriatric psychiatry. 33:8, August 2018. https://doi-org.proxy3.library.mcgill.ca/10.1002/gps.4895
[xxix] http://www.alzheimer.ca/en/Living-with-dementia/Caring-for-someone/Making-decisions
[xxx] Pols, H., Oak, S., 2013. Physician-assisted dying and psychiatry: Recent developments in the Netherlands. International Journal of Law and Psychiatry. 36:506-514.
[xxxi] https://nltimes.nl/2017/02/10/dutch-doctors-euthanasia-advanced-dementia-patients
[xxxii] https://cnpea.ca/images/canada-report-june-7-2016-pre-study-lynnmcdonald.pdf
[xxxiii] https://assetsforcare.seniorsrights.org.au/relationship-breaks-down/equity/undue-influence-unconscionable-dealing/
[xxxiv] http://www.donnellgroup.ca/resources/estate-litigation-articles/undue-influence-canada
[xxxv] https://www.mercatornet.com/careful/view/elder-abuse-a-real-and-present-danger/20318
[xxxvi] https://www.mercatornet.com/careful/view/elder-abuse-a-real-and-present-danger/20318