La conscience et le bon sens

L’une des raisons les plus significatives justifiant le refus de l’euthanasie vient de l’importance colossale de ce geste portant atteinte à la vie humaine. Tout au long de l’histoire, les médecins ont fait une promesse solennelle et spécifique à leur profession – celle de respecter la vie des patients qui leur sont confiés. Toutefois, le serment d’Hippocrate est, d’une certaine manière, superflu. En effet, depuis le début de l’humanité, le code universel de conduite humaine civilisée – oral et écrit – est fondé sur une interdiction généralisée du meurtre. Que ce soit par l’intermédiaire de l’affirmation religieuse  « Tu ne tueras point » ou par celui des premiers codes mésopotamiens vieux de 4000 ans (Hammurabi), ce thème a toujours servi de toile de fond afin de déterminer l’évolution de la conduite sociale humaine, allant jusqu’à orienter notre conception moderne de la sécurité physique comme étant un droit humain essentiel.

De toute évidence, étant donné le caractère extrêmement social de l’espèce humaine, il n’est pas surprenant d’y retrouver des prédispositions naturelles au respect, au soutien, à la protection mutuelle et à l’entraide – attitudes sans lesquelles nous n’aurions jamais pu survivre à l’enfance de notre race. Cependant, il y a un envers à cette médaille : Il semble aussi que l’homicide soit pour nous un geste beaucoup trop facile à poser. Dans nos origines biologiques, nous sommes des chasseurs et des guerriers. Notre capacité à fabriquer des outils est souvent utilisée pour décrire ce qui nous distingue des autres espèces. Toutefois, nos premiers outils – et ceux qui sont toujours les plus perfectionnés – furent des armes. Dans la sphère privée, malgré les recours aux formes de punition les plus sévères, il s’est toujours avéré très difficile d’empêcher les gens de s’entretuer. Dans la sphère publique, l’histoire – sans parler de l’actualité – est remplie de preuves de la propension humaine à se permettre les pires excès d’agression et de répression : le fait de tuer sans réserve à la guerre pour vaincre l’adversaire et – dans le cas des régimes autoritaires – le fait de tuer à une échelle encore plus vaste pour éliminer la dissidence. Il est d’ailleurs facile de démontrer que de telles horreurs ne peuvent exister sans la complicité et la collaboration volontaire d’hommes et de femmes tout à fait ordinaires : ceci nous démontre que l’horreur, elle aussi, est parfaitement ordinaire.

Les plus sages d’entre nous ont compris la condition morale inéluctable de l’être humain depuis longtemps : le bien et le mal, l’amour et la haine, le soutien et la violence, la compassion et le désordre, coexistent au cœur de chaque personne, séparés par un fil, prêts à se manifester à presque tout moment. Mis à part le divin, la seule force qui puisse les dissocier réside dans la volonté rationnelle, personnelle et collective, permettant aux individus et aux groupes de chercher délibérément à créer les conditions nécessaires à la vie paisible en société.

Telle est la réalité implicite sur laquelle l’évolution de ce que nous appelons notre « civilisation » est fondée. Au cours de l’histoire, des personnes furent appelées à intérioriser et à exprimer certaines caractéristiques humaines essentielles tout en en réprimant d’autres sévèrement. Toutes les forces – religieuses  et politiques – furent exercées dans ce but. Toute complexité fut évitée pour favoriser l’adhésion à des principes clairs et simples. Malgré tous les regrets, de véritables progrès furent réalisés : aujourd’hui, très peu de gens adhèrent à l’ancienne subtilité des discours portant sur la justification de l’homicide privé d’un rival ou d’un voisin. Il est révolu le temps où le Paterfamilias romain pouvait exercer un pouvoir complet et discrétionnaire – de vie ou de mort – à l’endroit de toutes les non-personnes légales – incluant les esclaves et mineurs – vivant chez lui. Enfin, à l’exception du criminel invétéré, les tueries informelles – de formes infiniment variées – qui se sont déroulées au cours de la préhistoire, se trouvent dorénavant encore plus loin dans le temps. Toute cette évolution fut le résultat d’une réflexion profonde – bâtie sur les regrets du passé et l’espoir du futur – ; le résultat d’un choix ; le résultat d’une conviction et d’une ténacité sans cesse renouvelées ; le résultat d’une volonté immuable. Après des milliers de générations de répétition patiente, nous avions véritablement commencé à reconnaître que l’homicide est mauvais, que nous devons  contrôler nos passions et nos intérêts, et que nous pouvons avoir confiance au fait que ces valeurs partagées – ayant force de loi – pourraient nous protéger des passions et des intérêts mal orientés des autres.

Puis vint l’euthanasie.

Que cette situation découle des opinions préconçues de l’idéologie radicale ou qu’elle doit simplement due à l’ingéniosité mise au service d’un exercice de style académique – dans l’atmosphère raréfiée de la Cour Suprême – le « droit à la vie » représente maintenant une prérogative personnelle – non seulement à mourir – mais à obliger d’autres personnes à prendre part à cette mort.

Cette anomalie judiciaire extraordinaire a porté un coup terrible aux fondements de notre contrat social. En tant que société – pour la première fois depuis plusieurs siècles – il nous est demandé de faire marche arrière en nous détournant de l’interdiction universelle absolue nous empêchant de tuer volontairement. En protégeant d’une façon si étrange la liberté d’une minorité de personnes suicidaires, nous sommes poussés à renoncer collectivement à l’avantage de la clarté morale tellement nécessaire à la survie paisible de la majorité de la population. Une fois de plus, nous sommes malicieusement exposés aux risques découlant du fait de se laisser charmer par les subtilités de l’appétit mortel et des opportunités qu’il crée. En effet, nous risquons de nous retrouver dans la position d’avoir à nous expliquer – à nous-mêmes et à nos enfants – pourquoi il est mal de tuer « sauf quand… » … pourquoi nous devons renoncer à tuer « sauf si… ». En résumé, nous sommes appelés à abandonner les fruits des efforts fournis tout au long de notre longue et pénible histoire. Le doute a remplacé la certitude.

Mais ce n’est pas tout. L’euthanasie n’est pas uniquement un phénomène collectif. Elle est aussi personnelle. Elle ne nous affecte pas tous de la même manière. Cette réalité cache possiblement une certaine lâcheté de la part des honorables juges ayant pris la décision d’imposer cette nouvelle réalité à tous. Car si la société doit tuer, il est évident que certains de ses membres doivent également tuer. Et ce sont ces personnes qui souffrent le plus fortement de l’intensité de l’affrontement entre nos instincts profonds – l’amour et la protection – et leurs cousins plus sombres – la commodité et la disposition à tuer.  Ce sont ces individus qui doivent vivre l’opposition intérieure terrifiante entre les valeurs qui leur ont toujours été inculquées socialement – affirmant que l’homicide est inacceptable – et le fait que ce dernier soit soudainement non seulement permis mais aussi exigé. Ce sont ces gens qui paieront personnellement le prix de ce conflit extraordinaire au niveau intellectuel, psychologique, et émotif.

À Montréal, il fut récemment demandé à une infirmière de participer à l’euthanasie d’un patient. Elle refusa et en fut exemptée. Néanmoins, le surlendemain, on lui demanda de « trouver une veine » – c’est à dire d’installer une intraveineuse – et d’aider l’équipe à transférer le patient sur une civière – gestes que le jugement subséquent déclara « non directement reliés à la procédure »! Étant une professionnelle responsable (et une personne naturellement coopérative) l’infirmière se conforma aux demandes. De plus, elle apporta son soutien à la famille. Or, cette personne de la collectivité paya plus tard le prix de son empressement à placer la perception de son devoir au-devant de ses principes : elle développa de vifs symptômes persistants de stress post-traumatique. De plus, on lui refusa la compensation financière qu’elle demandait pour accident relié au travail : le tribunal détermina que la cause de sa détresse n’était pas l’euthanasie en soi mais plutôt ses « convictions morales », présentées comme des caprices dogmatiques sans fondement réels. Tout ceci parce que le système judiciaire et l’État avaient décrété que le fait de tuer était négligeable dans ces circonstances précises! Autrement dit, nous sommes invités à croire que la prohibition de l’homicide – profondément enracinée dans l’être humain et patiemment inculquée aux hommes et aux femmes ordinaires tout au long des millénaires – peut être allumée et éteinte comme une lumière sans la moindre conséquence psychologique, suivant un simple changement de définition légale et un processus d’établissement de normes arbitraires.

Mais de quelle folie s’agit-il ?

N’est-il pas évident – sans égard pour nos opinions par rapport à l’euthanasie – que l’ouverture de la boîte de Pandore de la psychologie humaine comporte de grands dangers  et qu’elle devrait être entreprise avec la plus grande précaution ?

 

Les gens engagés dans cette pratique devraient être, à tout le moins, soigneusement choisis afin d’assurer leur propre protection et la nôtre. Ils devraient ensuite être suivis attentivement afin d’être soumis régulièrement à des exigences en matière de rapports  et des évaluations affectives objectives. Par ailleurs, de façon à prévoir les besoins essentiels en matière de soutien, il est important de mettre en place un programme sérieux de ressources et des moyens d’intervention appropriés afin d’accompagner les personnes qui seront malheureusement blessées malgré nos efforts de prévention les meilleurs. Par-dessus tout, étant donné le danger social incalculable qui se rattache au mouvement de désensibilisation des individus par rapport à l’homicide, nous souhaiterions restreindre au maximum le nombre des professionnels titulaires d’un permis.

L’ensemble des suggestions présentées ici ne représente en rien une marche à suivre extrême qui serait motivée par la pureté idéologique. Au contraire, il s’agit d’un plaidoyer pragmatique en faveur de la prudence minimale.

Rendons l’euthanasie impensable.

 

Il n’y aura pas de Bulletin Collectif en décembre. Nous profitons de l’occasion pour vous souhaiter un Joyeux Noël, une Joyeuse Hanoukka, beaucoup de joie dans toutes vos célébrations du temps des fêtes ainsi qu’une nouvelle année paisible.

 

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