Le projet de loi 52 et l’exercice de la médecine en fin de vie

Le Dr Patrick Vinay et la Dre Yvette Lajeunesse ont tenu le 9 avril au CHUM un débat sur le projet de loi 52. Dr Vinay, chef de l’unité des soins palliatifs à l’Hôpital Notre-Dame, nous a communiqué le texte de son intervention intitulée La loi 52 est-elle vraiment un progrès ?
Il y expose les graves problèmes que l’adoption du projet de loi poserait pour l’exercice de la médecine auprès des patients en fin de vie. Il souligne que l’évaluation des critères d’admissibilité à l’«aide médicale à mourir» sera incertaine ou largement subjective : notamment, la notion de «fin de vie» n’est pas définie dans le texte du projet de loi, tandis que des critères tels le caractère «intolérable» des souffrances et «l’importance du déclin» sont par nature subjectifs. Le médecin devra donc accepter la parole du malade même si son observation ne concorde pas avec le témoignage de celui-ci.
En ce sens, la loi 52 grugerait aussi le précieux espace de concertation qui existe jusqu’ici entre un médecin et son patient : actuellement, fait valoir Dr Vinay, un malade demande mais n’exige pas un traitement ; son médecin lui propose, mais ne lui impose pas, un traitement. Et un changement d’avis est toujours possible de part et d’autre.
Si le patient pouvait exiger de mourir en vertu de la loi et de critères d’admissibilité larges, le médecin perdrait le droit à sa liberté de jugement dans l’exercice de sa profession, de même que sa responsabilité dans le geste posé. «À ma connaissance, dit-il, l’aide médicale à mourir est le seul «soin» défini imposé au médecin par le droit du malade. Ce n’est pas là le mode normal de concertation médecin-malade.» 
Un texte clair et fort qui rappelle aussi la menace que fait planer le projet de loi sur les soins palliatifs, lesquels nécessitent du temps, des interactions et de l’engagement.

La loi 52 est-elle vraiment un progrès?
P Vinay
1.      Le projet de Loi 52 balise un SUJET GRAVE : il s’agit d’introduire l’homicide sur demande comme un geste médical approprié dans certaines circonstances. Malgré les Chartes du Canada et du Québec qui affirment l’inviolabilité de la vie de chaque citoyen, malgré une longue bataille pour éliminer la peine de mort et le suicide, on veut introduire l’homicide à titre de soin de santé légitime en « fin de vie ». Le droit du malade impose alors à un autre, et on choisit un médecin, le devoir de le tuer sur demande. Nous voudrions examiner ici les conséquences des dispositions du projet de loi 52 sur la pratique de la médecine, laissant l’analyse philosophique et éthique du problème à ma consoeur éthicienne.
2.      L’euthanasie est présentée sous le nom d’Aide Médicale à Mourir, comme étant un soin s’insérant naturellement dans le continuum des soins palliatifs. Or soigner, c’est ouvrir un meilleur espace de futur, même court, pour le malade fragilisé. Tuer, au contraire, éliminetout futur. Tuer n’est pas soigner : c’est priver le malade des possibles auquel il a droit. Qui sait ce que le futur lui apportera, s’il bénéficie de soins attentifs et puissants? Tuer un malade, c’est aussi priver sa famille de précieux moments et cela introduit une culpabilité occulte qui compliquera le deuil de ceux qui restent. L’AMM est par nature étrangère à la médecine : pour moi, elle ne peut s’insérer dans un continuum de soins.
3.      Ce geste introduit enfin une confusion entre la juridiction fédérale (l’homicide relevant du droit criminel) et la juridiction provinciale (les soins relevant du droit de la santé). Le malade est pris en otage entre ces deux juridictions. Cette confusion est inacceptable et la décriminalisation de l’homicide par une loi provinciale est inconstitutionnelle. On peut parfaitement soulager le malade sans entrer dans ce débat étranger à sa souffrance.
1— POURQUOI DEMANDE-T-ON L’EUTHANASIE
4.      La demande défendue par les protagonistes de ce geste, repose largement sur des préjugés répandus sur la fin de la vie et sur une peur du futur, donc sur une menace vitale appréhendée. Est-ce raisonnable de permettre un geste irréversible de mort pour contrer une menace potentielle alourdie par des préjugés?
5.      Le projet de loi 52 reflète l’opinion de la population des bien-portants qui croit que la médecine n’est pas capable de soulager les patients en fin de vie. Mais on n’est jamais venu voir de près ce que l’on peut faire quand des soins palliatifs de qualité sont disponibles! Aucune étude n’est présentée décrivant la réalité vécue par les patients et par les familles suivies ou non en soins palliatifs au Québec. Aucune démonstration d’une incapacité des soins palliatifs de qualité à soulager adéquatement les patients en fin de vie ne vient étayer cette demande. Il est vrai que seulement environ 30 % des Québécois peuvent actuellement profiter pleinement de tels soins. Ne devrait-on pas démontrer objectivement qu’il y a des malades qu’on ne peut pas soulager efficacement avant de considérer l’euthanasie comme un ultime droit obtenu sur demande et disponible pour tous?
6.      Certains malades en toute fin de vie, débordés temporairement par des douleurs mal soulagées aggravées par une souffrance existentielle lourde, vont demander à mourir. Nous recevons 5 ou 6 demandes à mourir par année à l’unité de soins palliatifs où meurent environ 450 personnes par an. Ces demandes s’effacent le plus souvent quand le confort ou le relationnel revient. Les soins palliatifs ont toujours trouvé une solution non euthanasique pour répondre aux 2 ou 3 demandes qui persistent, parfois avec l’aide précieuse de la sédation palliative, une procédure qui n’abrège pas la vie, mais ramène le confort. Nous n’avons jamais eu besoin de l’euthanasie, et la majorité des médecins de soins palliatifs du Québec n’en veulent pas : d’autres approches efficaces existent.
7.      Il est vrai que des soins palliatifs de qualité demandent bien plus que le recours à une technologie médico-pharmacologique puissante. Ils impliquent des interactions respectueuses et fécondes entre patients, proches, soignants et bénévoles, c’est-à-dire un ensemble d’interactions efficaces qui mettent en jeu le fond de ce que nous sommes comme personnes et qui impliquent du temps, de la disponibilité et de la confiance dans le lien interpersonnel et social : tout un arc-en-ciel de compétences est ici mobilisé, le plus souvent avec succès. Ceci est beaucoup plus engageant que de donner une mort provoquée qui règle le tout en 10 minutes. Le choix palliatif est un engagement, le choix euthanasique sera toujours un constat d’échec et un abandon.
8.      La justification de l’euthanasie repose enfin sur la nécessité alléguée de règlementer un geste « qu’on ferait déjà couramment sous le manteau » dans nos hôpitaux. Or l’euthanasie n’est pas pratiquée en soins palliatifs, pas plus que dans les autres départements de nos établissements de santé. Contrairement à la croyance populaire, soulager avec des opiacés ou autrement ne tue pas, mais prolonge un peu. Les traitements de confort ne sont pas létaux et les malades meurent lorsqu’ils en sont naturellement arrivés là. S’il y a eu des gestes euthanasiques occultes dans nos institutions, cela est certainement rare, car jamais un médecin n’a été poursuivi au Québec pour avoir posé un tel geste. Cette justification ne tient donc pas la route sans qu’elle ne soit rigoureusement démontrée et elle devrait mener alors à une meilleure formation, pas à une règlementation de l’euthanasie.
9.      La demande repose enfin sur un lien fallacieux tendu aujourd’hui entre dignité et autonomie. Il s’agit d’une vision réductrice de l’homme qui tue l’humanité elle-même.
2— LE MÉDECIN POURRA-T-IL AVALISER UNE DEMANDE D’EUTHANASIE DANS LE CONTEXTE PROPOSÉ?
10.  Dans le projet de loi 52, obtenir l’AMM est définie comme un ultime soin de fin de vie (Art 7). Obtenir l’AMM devient alors un droit pour chaque citoyen, et l’article 5 précise que toute personne dont l’état le requiert a le droit de recevoir des soins de fin de vie. Il s’agit d’un droit citoyen qui oblige un médecin à poser un geste d’homicide sur demande jugée valable…. Cette disposition légale, qui transforme l’homicide en soin exigible, est pernicieuse! Voyons le processus prévu :
11.  Toute personne en fin de vie pourra demander et obtenir une AMM si elle remplit les critères de la loi. Ces critères sont :
·         1— Elle est « en fin de vie »
·         2— Elle est majeure et apte à consentir aux soins;
·         3— Elle est atteinte d’une maladie grave et incurable,
·         4 — Il existe un déclin avancé et irréversible de ses capacités
·         5— Elle éprouve des souffrances physiques ou psychiques qui ne peuvent être apaisées dans des conditions que le malade juge tolérables
·         Elle signe et date elle-même un formulaire de demande ou, si elle en est incapable en raison d’une incapacité physique, n’importe qui (sauf un soignant) peut le faire en présence du malade.
·         Deux médecins doivent successivement évaluer, avec un intervalle de temps non défini, la recevabilité de cette demande. Il s’agit pour eux de confirmer l’adéquation de la demande avec les critères prévus dans la loi. Si ils jugent que le patient répond à tous les critères, le patient sera supprimé.
Or l’évaluation de ces critères sera incertaine ou largement subjective :
Critère 1 — Le médecin aura à confirmer que le malade est bien EN FIN VIE sans savoir ce qui est entendu par là, car la « fin de vie » n’est pas défini dans la loi. Est-ce là une tâche possible? On pourra donc demander (et obtenir) l’euthanasie même des mois avant un décès prévu, soit dès l’annonce d’une maladie au pronostic grave, pourvu qu’on satisfasse aux autres critères.
Critère 2 — L’aptitude du malade sera souvent incertaine en raison de la fréquence de déliriums très fluctuants et parfois occultes, en fin de vie. Le médecin pourra-t-il vraiment juger sans doutes de l’aptitude du malade à demander un geste d’homicide en toute fin de vie? L’intervalle des évaluations n’est-il pas un paramètre important ici?
Critère 3 — L’incurabilitéde la maladie demeure une probabilité statistique et demeurera donc incertaine, surtout si la demande est précoce et qu’il existe des alternatives thérapeutiques. Combien de malades à qui on a donné deux mois à vivre survivent deux ans!
Critères 4-5    Les autres critères que le médecin devra évaluer sont éminemment subjectifs et le médecin ne peut en évaluer la sévérité : souffrances intolérables, importance du déclin des capacités… Il devra accepter la parole du malade même si son observation ne concorde pas avec la situation présentée.
Critère 5  Comment enfin le médecin pourra-t-il évaluer la non-acceptabilité par le malade d’un traitement si celui-ci n’a pas été encore été tenté?
On demande donc au médecin d’évaluer la situation changeante d’un malade vulnérable avec peu d’éléments objectifs afin de poser un geste euthanasique irréversible. Est-ce une demande respectueuse de la compétence d’un médecin et est-ce acceptable pour lui?
12.  Avec ces balises, l’AMM permettra de tuer des malades qui auraient pu bénéficier de traitements efficaces et peut-être d’une rémission longue. Exemple :
1-     Imaginons un malade avec un diagnostic de maladie grave récemment posé au pronostic incertain (plusieurs mois);
2-     Il ne veut pas vivre ce qui vient par peur des inconforts à venir,
3-     Il est apte avec des éléments dépressifs
4-     Il présente une souffrance, existentielle et autre, avec un déclin qu’il juge avancé de ses capacités
5-     Il est sous le choc de l’annonce de la maladie grave. Voilà qu’il refuse de tous les traitements, même potentiellement curatifs :
6-     Le malade devient alors incurable par définition
7-     Il refuse les soins y compris les soins de confort conventionnels parce qu’il veut mourir maintenant
8-     Il ne reste alors qu’un « traitement » auquel il a légalement droit : l’AMM
9-     Son droit impose alors à un médecin le devoir de le tuer à brève échéance.
10-Est-ce là de la médecine?
L’euthanasie sur demande devient donc possible dès qu’un diagnostic lourd est posé pourvu qu’on renonce aux soins y compris aux soins palliatifs conventionnels! Le malade en ‘fin de vie’ qui affirmera que les soins qui lui sont proposés sont inacceptables pour lui deviendra éligible à l’euthanasie. Heureusement que, par amendement, on a retiré in extremisdu projet de loi la possibilité de faire une demande anticipée d’euthanasie d’application quasi automatique! Cette disposition justifiait la mise en pace d’une banque provinciale de dispositions anticipées disponible partout. Ce dispositif est encore dans le projet de loi, sans qu’un sache bien pourquoi.
13.L’AMM vient abolir l’espace précieux de concertation Médecin-Malade
o   Normalement, un malade demande, mais n’exige pas, un traitement
o   Le MD propose, mais n’impose pas, un traitement
o   Un espace précieux de discussion et d’évaluation des possibles s’ouvre entre eux,
o   Une décision conjointe est alors prise, le plus souvent avec la contribution de la famille
o   Un changement d’avis est toujours possible de part et d’autre
o   AU CONTRAIRE ICI le malade peut ici exiger l’AMM, car c’est son droit et que les critères requis pour l’obtenir sont larges; le médecin ne pourra pas soulever d’objections (sauf celle de son objection de conscience) et on devra procéder même si on sait qu’il existe des alternatives possibles. A ma connaissance, l’AMM est le seul « soin » défini imposé au médecin par le droit du malade. Ce n’est pas là le mode normal de concertation médecin-malade.
On perd ici la liberté du professionnel dans l’exercice de la médecine et aussi la responsabilité du geste posé puisque celui-ci est imposé au médecin.
3 LA TRANSFORMATION DE L’EUTHANASIE EN SOIN EST-ELLE SAGE?
14.  La possibilité de pratiquer des homicides partout dans le système de santé viendra fragiliser le climat de confiance entre médecin et malade si précieux dans les moments d’anxiété et d’angoisse. Si on tue légalement à l’hôpital, pourra-t-on encore y amener un patient très diminué par la maladie sans que sa famille craigne un décès prématuré médicalement assisté? Que de familles surprises de la rapidité du décès naturel d’un proche croient déjà, à tort, qu’on a procédé à une euthanasie occulte! Est-ce que cela ne sera pas pire quand l’euthanasie sera légale dans nos hôpitaux? Le cynisme ambiant que nous connaissons bien ne s’en trouvera-t-il pas renforcé? Est-ce un gain sociale ou une victoire du droit des individus qui prime sur le droit du plus grand nombre?
EN CONCLUSION
Je pense donc que ce projet de loi est inconstitutionnel, dangereux, largement imprécis, susceptible d’offrir l’euthanasie sur demande à des patients fragilisés qui peuvent être soulagés, et donc contraire aux intérêts des malades et de leurs proches.
Je pense que la terminologie d’AMM introduit une confusion et déguise injustement les intentions réelles de la loi qui introduit l’homicide comme un soin.
Je pense qu’on n’apprécie pas justement l’importance de ce changement majeur dans la prestation médicale et ses effets pernicieux.
Je pense qu’on demande aux médecins d’avaliser la conformité de la situation changeante du malade avec des critères flous ou subjectifs, en violation de leur mission et de leur expertise.
Je pense que, pour respecter ce nouveau « droit » du malade, des médecins seront contraints à poser un geste contraire à leur opinion sur le meilleur intérêt du malade et à leur liberté professionnelle. Les médecins y perdent la possibilité d’aider certains malades.
Je pense qu’on demandera à des médecins de poser ce geste euthanasique sur des malades dont ils ne connaîtront pas professionnellement la situation (et qui ne les connaîtront pas) car l’AMM n’a pas à être administrée par le MD traitant ou par suite du refus par un confrère de poser le geste, en violation des conditions normales d’exercice de la médecine.
Je pense que la pratique hospitalière de l’euthanasie nuira à l’accessibilité aux hôpitaux pour les plus vulnérables qui hésiteront à y amener leurs proches très malades de peur d’une possibilité d’euthanasie médicale occulte.
Je ne vois pas pourquoi l’état s’immisce ici très lourdement dans les soins médicaux alors qu’il n’y a aucune évidence scientifique claire de situations dramatiques à corriger sauf en améliorant les soins disponibles partout au Québec.
Je pense enfin que l’AMM est une démission devant la situation du malade et une voie de facilité qui détruira probablement les soins palliatifs à moyen terme parce que ceux-ci sont plus exigeants à procurer.
Je vous remercie.
Patrick VINAY MD
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