Catherine Ferrier, médecin à la Division de gériatrie du Centre universitaire de santé McGill et présidente du Collectif des médecins contre l’euthanasie, soulève des problèmes inquiétants dans un article publié originalement en anglais dans le journal IMPACT ETHICS (>>).
La date butoir du 6 juin du projet de loi en réponse à l’arrêt Carter est passée et notre gouvernement n’a pas encore adopté de loi pour réglementer l’aide médicale à mourir. Trop peu d’entre nous savent dans quoi nous nous lançons.
Dans la décision Carter, les juges de la Cour suprême ont déclaré que les risques associés à l’aide médicale à mourir peuvent être limités par un système de mesures de sauvegarde soigneusement conçu et contrôlé. Cependant, la pression est grande d’offrir la mort comme solution à toutes les formes de souffrance, à la disposition de pratiquement tout le monde, y compris ceux qui craignent de futures souffrances ou incapacités.
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles souhaite modifier le projet de loi C-14 afin qu’il comporte la recommandation suivante du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir : « Que l’on autorise le recours aux demandes anticipées d’aide médicale à mourir à tout moment, après qu’une personne aura reçu un diagnostic de problème de santé qui lui fera vraisemblablement perdre ses capacités ou un diagnostic de problème de santé grave ou irrémédiable, mais avant que les souffrances ne deviennent intolérables ».
J’ai passé les 30 dernières années à diagnostiquer, traiter et soigner les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et d’autres démences. Nous n’avons pas besoin d’être doués d’une perspicacité toute particulière pour nous rendre compte que cette recommandation vise d’emblée ces « bénéficiaires ».
L’universitaire néerlandais Boris Brummans a écrit dans son article Death by Document (2007) sur la mort de son père par euthanasie, au moyen d’une directive préalable. Son père avait un cancer. Il n’était pas atteint de démence, mais la question demeure la même.
[Traduction] Avant, j’étais pour l’euthanasie […] Même si l’euthanasie était destinée à libérer mon père des contraintes conventionnelles du suicide, sa forme textuelle déclarative l’a transformé en un prisonnier de lui-même (et nous-mêmes en ses codétenues). En signant la déclaration d’euthanasie […] mon père a créé un personnage de, et pour, lui-même […] fondé sur la personne qu’il pensait qu’il serait. Sur quoi ces pensées s’appuyaient-elles ? Sur des images vides d’un soi n’ayant pas encore vécu, de frêles idées d’une vie qui n’était pas encore définie.
Le mantra derrière les directives préalables repose sur l’idée de « choix », idée selon laquelle nous choisissons de mourir plutôt que de vivre dans l’« indignité » de la démence, de la dépendance et de devenir un fardeau. Brummans se demande si l’on peut véritablement choisir son avenir. Il décrit comment ses membres de la famille et lui-même se sont projetés dans le futur [Traduction] « de manières qui nous ont privés, en particulier mon père, de la liberté même que nous croyions gagner en signant ».
Un diagnostic de démence crée une situation de crise majeure dans la vie de quelqu’un. Ceux d’entre nous qui ont vécu des crises même à un moindre degré savent que notre jugement n’est pas au mieux quand nous sommes envahis par des émotions, des craintes et des questions très accablantes. La plupart d’entre nous seraient assez raisonnables pour reporter des décisions qui changent le cours d’une vie jusqu’à ce que nous soyons assez calmes pour penser clairement. Mais pour la personne qui a reçu un diagnostic de démence, le temps est compté. La directive préalable doit être signée avant que la capacité de prendre une décision soit perdue.
Inquiétant, non ? Je le pense aussi.
Imaginez qu’une personne ait atteint le stade où sa directive préalable autorise la mort. Imaginez que cette personne n’est plus consciente de ses déficits cognitifs et qu’elle est heureuse. Elle ne veut pas mourir. Imaginez qu’elle a une famille qui lui est très attachée. Qui donnera l’ordre de l’euthanasier ? Comment la famille lui expliquera-t-elle ? Est-ce que la directive préalable aura préséance sur ses désirs actuels ? Peut-être qu’elle l’avait écrite pour soulager sa famille du fardeau de prendre soin d’elle. Si ceux-ci suivent la directive, ils porteront à la place un fardeau de culpabilité pour le reste de leurs jours. C’est très inquiétant. Que faire dans le cas où la situation de la personne est moins heureuse et qu’elle a des problèmes de comportement, d’incontinence ou d’errance ? Prendre soin d’elle devient alors une charge plus lourde. Imaginez avoir à demander l’euthanasie dans ces circonstances. C’est la peine capitale pour avoir mouillé son lit.
Imaginez maintenant une famille qui est moins proche. Pendant que leur mère est toujours en vie, la famille se bat pour l’héritage et se dispute pour savoir combien d’argent est dépensé en soins infirmiers. Demandez-vous maintenant qui donnera l’ordre de l’euthanasier ? Et à qui cela profitera-t-il ? C’est encore plus inquiétant.
Imaginez encore qu’il n’y a pas de famille et que l’administration du centre d’hébergement est sous des ordres du ministère de la Santé de libérer des lits pour les patients devant être transférés de l’hôpital.
Est-ce exagéré ? Bien au contraire. En gériatrie, tous ces scénarios défilent régulièrement sous nos yeux. La seule chose qui manque à l’heure actuelle est l’autorisation légale de la mort.
Il y a quelque temps, La Presse a publié un article sur une de mes patientes qui a perdu sa liberté et les économies de sa vie à cause d’un mandat d’inaptitude qui s’est révélé être faux par la suite. Ma patiente a été dépouillée de ses droits sans que personne lui parle ni remette en question la validité du mandat. Les mauvais traitements envers les aînés sont endémiques. Le système est surchargé. Si nous permettons que la mort soit autorisée par un document écrit, nous donnons aux agresseurs un nouvel outil, cette fois plus définitif.