Chers amis,
Il y a peu d’années, lorsque pour la première fois l’euthanasie s’est présentée comme une possibilité, beaucoup ont lancé une mise en garde contre une pente qui nous entraînerait vers des conclusions aussi inconnues qu’effrayantes. L’expérience démontre qu’une meilleure analogie serait celle des dominos qui tombent, où l’on devine sans peine les enchaînements qui se succèdent dans cette terrible suite d’événements.
Car cela est tout autre qu’un glissement subit et incontrôlé; il s’agit plutôt d’une succession méthodique d’événements apparemment inéluctables. Le pire est peut-être la lenteur atroce des progrès de la destruction observée. On ne nous permet jamais de simplement encaisser le coup, se relever et poursuivre; nous sommes constamment obligés de surveiller avec inquiétude la marche obscure des tribunaux et des législatures, attendant anxieusement les résultats, espérant contre toute espérance, mais certains que le coup sera assené.
Le dernier en date de ces gigantesques effondrements est la décision Truchon-Gladu de septembre 2019. Auparavant, l’euthanasie était limitée aux cas de « fin de vie ». Mais ce jugement démultiplie le champ de l’euthanasie, qui en arrive à englober pratiquement tout malade ou handicapé.
Répondre à un changement aussi radical dans la pratique médicale et dans la vie de nos patients appelle normalement une discussion approfondie et une planification stratégique pour minimiser les dommages. Mais impossible de nous concentrer sur l’amenuisement des dommages subis, car nos yeux sont déjà rivés sur le prochain domino! Nous voici déjà occupés à deviner la trajectoire de la prochaine catastrophe, à calculer l’inévitable point d’impact et à évaluer l’ampleur des destructions.
Et qui est aujourd’hui visé par le prochain coup? Cela ne fait aucun doute : les psychiatrisés, les aliénés, les enfants.
Bientôt, il ne s’agira plus seulement des dépressifs sophistiqués de la haute société, en proie au mortel malaise d’une génération et d’un siècle aliénés, pas même de l’handicapé profond qui trouve pas les soins et le logement nécessaires, et dont la détresse existentielle pourra être commodément médicalisée par un médecin assez éclairé pour proposer la mort. Non, l’imminent coup de marteau de l’arrêt Truchon-Gladu vise directement ceux qui sont radicalement incapables de choisir eux-mêmes la mort, ceux qui ont le plus besoin de protection – à savoir ceux incapables de se protéger eux-mêmes.
Tel a été le déroulement des choses à ce jour : tout d’abord, un petit nombre de cas exceptionnels, des mourants qu’on autorise à choisir de hâter la mort; ensuite, le même choix offert à presque tout malade physique. Mais le prochain domino est désormais clair : autoriser les médecins, les familles et les institutions à conspirer à la mort de personnes dans l’incapacité de faire un choix véritable.
Devons-nous accepter passivement un tel résultat?
Or ces cas humains ne sont pas asservis à l’inexorable mécanique de la physique newtonienne, car chaque étape de la progression nécessite des prises de décisions conscientes. Et si nous en sommes là aujourd’hui, c’est uniquement par la volonté de certaines personnes. Des décisions se prennent à tout moment, alors même que nous discutons. Imaginons donc les décisions que nous-mêmes prendrions :
Tout d’abord, l’arrêt de la Cour supérieure du Québec peut être infirmé par des pourvois portés devant la plus haute instance, la Cour suprême du Canada.
Si la Cour suprême entérine l’arrêt Truchon-Gladu, notre Parlement pourrait alors invoquer la clause dérogatoire de notre Charte des droits et libertés pour défendre ses propres lois. En effet, on tend à penser que l’utilisation de la clause dérogatoire équivaut à un pas en arrière; en réalité, c’est la méthode prévue par les auteurs de la Charte à la fois pour éviter les erreurs (soit l’obéissance mécanique aux algorithmes juridiques et les absurdités cruelles auxquelles ils mènent) et pour choisir notre destin démocratiquement et de notre propre gré.
Mais nous savons déjà que rien de tout cela ne sera fait, parce que le gouvernement a décidé de ne pas interjeter appel de Truchon-Gladu. Les malades et les handicapés vulnérables qu’on peut enjôler ou persuader de consentir à mourir sont d’ores et déjà sacrifiés, comme probablement aussi ceux qui souffrent de troubles psychiatriques (oserait-on soutenir que leur souffrance est moins réelle que celle de leurs confrères handicapés physiques?) Les enfants feront bientôt suite (comment donc refuser à un enfant un merveilleux nouveau « traitement médical » que nous prodiguons avec enthousiasme à sa mère ou à son père?) L’inexorable logique des dominos qui tombent en série…
Mais il demeure une question sur laquelle nous pouvons encore tenir ferme, celle de la démence. En premier lieu, aucune raison logique n’oblige à assimiler la démence à la souffrance; souvent, en effet, ce sont les soignants qui souffrent plutôt que le patient. Convenons donc qu’il serait très éloigné de nos valeurs humanitaires d’autoriser l’euthanasie d’une personne dans la seule fin de soulager la souffrance d’une autre.
Actuellement, on propose de n’accepter d’euthanasier un incapable qu’à la condition que l’intéressé(e) ait signé par avance une directive à cet effet. Mais dans le cas de la démence, les directives anticipées ne sont qu’un prélude.
En effet, elles reposent sur une idée pernicieuse : on peut faire valoir qu’une personne incapable de prendre des décisions est en fait prête à mourir parce qu’elle a signé, à une certaine époque, un document juridique à cet effet. Mais bien des documents juridiques cessent d’être contraignants si une personne change d’avis. La raison en est que nous comprenons la différence d’attitude et de circonstances entre le prometteur et celui qui doit remplir cette promesse. Ainsi, nul n’est obligé de se marier après avoir signé un accord prénuptial. Comment affirmer qu’une personne a l’obligation irrévocable de mourir pour la simple raison qu’elle a signé une directive anticipée?
En outre, les abus potentiels des directives anticipées sautent aux yeux. Quoi de plus naturel que des héritiers cupides, observant les sommes englouties par les soins, qui tordent les bras de parents vieillissants pour leur faire signer de telles directives? Quoi de plus facile à imaginer qu’une « routine » institutionnelle prévoyant que chaque patient qui entame des soins de longue durée trouve obligeamment un tel formulaire parmi la liasse de papiers à signer, plus ou moins automatiquement, à son admission?
Mais surtout, nous voyons déjà où mène la chute de ce « domino » particulier. Car si un adulte capable préfère mourir que de vivre avec la démence, comment la lui refuser quand il se trouve pris de démence, incapable de demander, et n’ayant jamais fait cette demande alors qu’il était encore compétent? Ne vous y trompez pas : c’est là où tombera le prochain coup. Délibérément ou non, nos dirigeants préparent les conditions logiques nécessaires à l’élimination de masse de la population démentielle. Pour contrer cette éventualité, nous devons faire opposition sans délai à l’euthanasie par directive anticipée.
Cela accompli, nous devons bien sûr continuer à résister jusqu’à ce que nous inversions la direction de cette terrible chaîne d’événements. Nous devons repousser les erreurs une par une. Et nous devons effectivement appliquer la clause dérogatoire : non pas seulement à Truchon-Gladu, mais jusqu’à l’arrêt Carter.
Rendre l’euthanasie inimaginable.
Sincèrement,
Catherine Ferrier
Présidente